La dame au bandeau

Je la croisais presque tous les jours, au même endroit, à la même heure, comme si nous avions rendez-vous alors que seuls nos rituels nous menaient l’une vers l’autre. En fin d’après-midi, je descendais la rue d’un pas pressé pour aller chercher mes enfants à l’école. Elle la remontait lentement, sans sac ni chariot. Sans doute le moment de sa promenade quotidienne. Sa silhouette tranquille, dans l’agitation du quartier, se détachait d’autant plus clairement qu’elle semblait venir d’un autre temps. Le dos bien droit, le cou dégagé, elle avait l’allure d’une danseuse russe, portant beau sa vieillesse et son teint de porcelaine dénué de maquillage, les cheveux coiffés d’un simple bandeau.

La première fois que je l’ai vue, mon regard fut attiré par la couleur pourpre de son manteau qui l’enveloppait des épaules jusqu’aux genoux. Plus tard, je remarquai l’ivoire de son chemisier, les plis de sa jupe noire et la finesse de ses mains. Toujours ainsi vêtue, elle apparaissait tel un personnage de roman aussi familier qu’intriguant. La cadence de mes pas ralentissait et je me demandais, durant les quelques secondes qui nous séparaient, quelle vie avait été la sienne. Au fil des jours, j’y pensais encore dans son sillage. Puis me vint l’envie de l’aborder, de lui proposer de nous asseoir, là par exemple à cette terrasse de café, de commander deux tasses de thé et de partager un moment pour qu’elle me raconte. Ce qu’elle voudrait, peu importe. Je l’écouterais volontiers feuilleter ses souvenirs, comme on aime voyager en terre inconnue. Mais je n’osai. Elle m’intimidait. Elle avançait le regard fixe, indifférente au monde qui l’entourait.

Un jour, je la vis boiter et m’en étonnai. En passant tout près d’elle, je baissai les yeux. À sa chaussure gauche manquait un morceau de talon et j’aperçus à son pied un bas filé. Mon cœur se serra. Jusqu’ici, je n’avais perçu que sa dignité. Sa pauvreté ainsi dévoilée m’apparut d’autant plus crue. Tout comme sa solitude qui s’épaissit d’un coup. Dès lors, je discernais son manteau défraîchi et un corps maigre sous son chemisier trop ample. N’y avait-il donc personne pour s’en préoccuper ? N’avait-elle pas eu d’enfants ?

La semaine suivante, alors que je marchais dans mon quartier, je fus surprise de me retrouver à quelques mètres derrière elle. Je réduisis mon allure et la vis peu après entrer dans un petit hôtel. Mon désir de l’arracher à sa solitude redoubla mais avec lui, une crainte sourdait. Je pressentais que si nous faisions connaissance, je ne pourrais plus m’en détacher. Je veillerais sur elle comme on le fait pour sa grand-mère bien-aimée, quand bien même elle ne demande rien. J’avais alors fort à faire, un travail, quatre enfants en bas-âge et un père qui perdait la tête. J’y renonçai.

Nous continuions à nous croiser, elle, la tête haute comme à son habitude, la mienne alourdie de remords, quand je constatai un jour son absence. Des semaines, puis des mois passèrent. Je ne l’ai plus jamais revue.

4 commentaires

  1. JP dit :

    Instants furtifs et remords de ne pas avoir osé. C’est bien écrit, vif, concis et allant à l’essentiel. J’aime beaucoup ces moments fugaces ou une rencontre pourrait tout bouleverser, chambouler une vie déjà compliquée et bien remplie.
    Remords ou regrets ?

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    1. kareneditions dit :

      Les regrets ont suivi les remords quand je ne l’ai plus revue…

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  2. juju dit :

    C’est fin, délicat et poignant. Merci Karen !!

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    1. kareneditions dit :

      Merci Juju ! Au grand plaisir de te revoir. Grosse bise

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