La carte postale

Un soir, mon père m’annonça avec enthousiasme :

— J’ai reçu une carte postale ! Devine qui m’a écrit ?

Je venais à peine de m’asseoir à ses côtés. À cette nouvelle, je me figeai. Lors de ma dernière visite, j’avais ouvert la boite en carton dans laquelle était rangée sa correspondance. Nous avions relu ensemble des messages qu’il avait reçus du temps où il avait une vie sociale, puis je l’avais quitté en laissant quelques cartes postales sur sa table basse. Pressentant la méprise, je lui répondis d’une voix hésitante :

— Non, je ne sais pas.

— Cathy ! C’est Cathy qui m’a écrit ! Tu te souviens d’elle ? On travaillait ensemble. Ça fait longtemps que je n’avais pas eu de ses nouvelles. J’ai cherché son adresse pour lui répondre, mais je ne l’ai pas trouvée.

J’avais une dizaine d’années quand mon père perdit l’acuité visuelle de son œil gauche. Il dût revendre sa licence de taxi et trouva un nouvel emploi de standardiste à l’accueil d’une grande entreprise. C’est là qu’il fit la connaissance de Cathy. Postés tous deux face à l’ascenseur, ils distribuaient les appels téléphoniques, les messages ainsi que le courrier et accueillaient les visiteurs. Mon père rendait aussi de menus services et prenait plaisir en fin d’après-midi à rejoindre le bureau de Poste du quartier pour y remettre les lettres affranchies du jour. Quand je fus en âge de travailler, je l’avais remplacé plusieurs étés de suite pendant qu’il prenait ses vacances. En majordome, il m’avait intronisée auprès des employés, me précédant dans les couloirs, poussant les portes sans ambages pour déclamer : « Madame, Monsieur, voici ma fille ! »

Cathy était bien plus jeune que mon père, blonde avec de grands yeux bleus, pimpante et d’un tempérament joyeux. Elle l’appelait affectueusement « mon Lulu » et s’amusait à le taquiner. Il lui répondait par de feints grognements. Ils avaient l’habitude de jouer ensemble au Loto et toutes les semaines, ils remplissaient une grille multiple avec les mêmes numéros en imaginant ce qu’ils feraient du gros lot si d’aventure ils le gagnaient.

Je me souvenais fort bien aussi de sa carte postale que j’avais exhumée de la boite en carton la fois dernière. Mal à l’aise, je dis à mon père :

— Papa, je pense que c’est un vieux courrier.

— Mais non, regarde, elle est sur la table.

Je me levai et reconnus la missive envoyée quelques décennies plus tôt. On y voyait encore le tampon de la Poste. Je perdais chaque mois un peu plus mon père. Ne pas le laisser sombrer, lui maintenir coûte que coûte la tête dans la réalité, quitte à faire mal. Le cœur serré, je murmurai :

— Papa, c’est une vieille carte postale.

Je poursuivis, d’une voix plus basse encore :

— Elle est datée de 1992.

— Je te dis que je l’ai reçue cette semaine !

Il avait haussé la voix, je me tus. Ses plaisirs étaient si rares, autant les accueillir sans mégoter.

Extrait du roman « Embrasse tes petits pour moi »

Cathy

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