Danièle

Ma tante Danièle habitait rue Saint-Jacques, dans un petit appartement niché tout en haut d’un immeuble ancien dont l’escalier, en se resserrant dans la dernière spirale, donnait l’impression de mener à une cachette. Lorsque ma mère était invitée à dîner, les soirées s’étiraient tard dans la nuit. Je me retirais dans la chambre du fond où se trouvait une collection impressionnante de bandes dessinées et dans la chaleur de ce cocon, je lisais, avec en fond sonore les discussions et les rires des adultes, jusqu’à ce que le sommeil me prenne.

Elle était brocanteuse et avait un emplacement aux puces de Saint-Ouen, près du marché Paul Bert. Elle m’emmenait parfois avec elle travailler et je jouais à la marchande. On se levait tôt le matin, avant même le soleil, pour déballer meubles et bibelots sur le trottoir tout en chinant ici ou là des objets sur les étals voisins. Le midi, elle m’offrait une saucisse-frites dans la grande brasserie du coin où se mêlaient, dans un joyeux brouhaha enfumé, les promeneurs du dimanche et les travailleurs ou alors, on s’installait autour d’une grande table pleine de victuailles avec ses copains du marché, à même la rue, sous le regard intrigué des badauds. Après le repas, ils jouaient au scrabble dans une ambiance de vacances. De temps à autre, l’un d’eux s’interrompait pour renseigner un client ou faire une vente, puis reprenait tranquillement la partie. Je l’ai accompagnée aussi sur des foires de province et ces week-ends à la campagne avaient un air de fête.

Danièle et ma mère se fréquentaient beaucoup, jusqu’à ce qu’elles se disputent, et du jour au lendemain, je ne l’ai plus revue.

À l’adolescence, j’eus envie de la retrouver. J’allai au marché Paul Bert et parcourus les allées à sa recherche, scrutant les visages, interrogeant des marchands, en vain. Je me rendis alors au bureau de la direction et montai les marches dans un silence d’église jusqu’au dernier étage où se trouvait une dame. Après lui avoir expliqué la raison de ma venue, elle s’approcha d’un micro et sa voix dans le haut-parleur résonna dans le ciel pour annoncer à qui voulait l’entendre que madame Danièle était attendue.

Je patientai de longues minutes, puis entendis des pas gravissant l’escalier lentement, mon excitation augmentant à mesure qu’ils se rapprochaient. Je me tenais debout dans un renfoncement quand ma tante apparut, avec une casquette de gavroche sur la tête et une cigarette coincée à la commissure des lèvres, telle que je l’avais quittée quelques années plus tôt. « C’est pourquoi ? » demanda t-elle à la femme qui se tourna vers moi. Ma tante me regarda à son tour sans comprendre, tandis que je m’avançais vers elle en souriant. Elle me reconnut à en avoir la chique coupée.

Depuis, elle veille sur moi, comme une mère sur son enfant. Lorsque je lui rends visite, son affection pudique est perceptible dès le seuil de sa porte. Je sens l’odeur de la pomme chaude et de la cannelle ; elle a préparé un strudel, mon gâteau préféré.

Quand l’occasion se présente, je ne manque pas de la rejoindre sur une quelconque foire à la brocante et, l’espace d’un repas, je me sens agréablement régresser.

Danièle

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