Le coiffeur

A l’âge de quatre ans, Victor avait le visage clair et rond avec une épaisse chevelure toute en boucles blondes qu’on laissait pousser depuis sa naissance. Il y avait un salon de coiffure près de chez nous dans lequel je n’avais jamais vu que des hommes d’origine maghrébine ou africaine. La décoration était sommaire, seul un panneau était accroché au mur sur lequel était écrit : « Coupe adulte 10 € – Coupe enfant 5 € ». Malgré son dépouillement, ce lieu m’attirait, il en émanait sans doute des réminiscences de mon enfance passée dans les rue de Montreuil. Je poussai la porte, faisant passer Victor devant moi.

Deux coiffeurs se tenaient debout, maniant leur tondeuse avec dextérité, quand ils nous virent entrer.

— Bonjour, je viens pour mon fils.

— Bien sûr, asseyez-vous, dit l’un d’eux en me montrant des yeux une banquette.

Un vieil homme y était déjà assis. A notre approche, il se décala vers un bord et on s’installa. Victor enleva son manteau qu’il posa sur mes genoux. Nous étions maintenant tous trois en rang d’oignon serré, comme au spectacle, à regarder les coiffeurs qui tournaient autour des têtes, rasaient court, passant et repassant leur engin avec application. Leurs clients, enfoncés dans de larges fauteuils, portaient des blouses bleues très amples et des collerettes blanches plissées qui leur donnaient des airs de notables de la Renaissance.

Victor était inquiet :

— Maman, je vais avoir les cheveux aussi courts ?

— Non, on peut demander la longueur que l’on veut.

Au-dessus des miroirs était allumée une télévision sur une chaîne d’informations continues sans le son. Victor a levé les yeux, capté par les images. J’ai repéré un magazine posé sur une petite table que j’ai soulevé, puis reposé à la vue du titre « Auto Moto ».

Les hommes discutaient entre eux, en français mais aussi dans une langue qui m’intriguait. La sonorité était harmonieuse malgré leurs échanges plutôt vifs. Il était question de politique, car j’entendis prononcer à plusieurs reprises le nom Bouteflika.

L’un des coiffeurs était jeune, la trentaine à peine. Il avait des yeux ronds et parlait avec conviction. L’autre, plus âgé, à l’allure sportive, large d’épaules et le crâne chauve, portait une barbichette grisonnante et semblait plus mesuré.

Un homme est entré en posant la main sur son cœur :

— Salam alaykoum !

Tous ont répondu :

— Wa alaykoum Salam !

Il s’est assis sur une chaise près de moi et m’a saluée en inclinant la tête à laquelle j’ai répondu par un « Bonjour ». Il a sorti un sachet contenant des graines de tournesol et s’est mis à les manger une à une.

Les mains des coiffeurs continuaient leur danse, utilisant par endroit la lame d’un coupe-chou, se posant régulièrement sur les cheveux coupés qu’elles caressaient à rebrousse-poil, comme pour signifier par ce geste qu’elles en étaient les maîtres.

Des passants longeaient la vitrine, je me laissais bercer par le ronronnement des tondeuses et la voix des hommes.

A un moment, ils se turent. J’en profitai pour leur demander :

— Excusez-moi, mais vous parlez quelle langue ?

Tous me regardèrent.

— Le kabyle, on vient d’Algérie, répondit le plus jeune.

— Ça ne ressemble pas du tout à l’arabe.

— Non, ça n’a rien a voir !

Je pensai alors à ma mère qui avait été adoptée par un kabyle, un homme que je n’ai pas connu. Enfant, elle avait enduré du « Sale arabe ! » et des jets de pierre dans la cour de l’école jusqu’à en détester son nom.

Le coiffeur le plus âgé passa un coup de blaireau énergique autour du cou de son client, puis retira la collerette. L’homme se leva d’un air satisfait et tendit sa blouse avec un billet. C’était au tour de mon voisin, mais celui-ci me dit :

— Allez-y pour le petit, j’ai tout mon temps.

Le coiffeur posa un coussin épais sur le siège, tandis que je me levais, mon fils collé à mes jambes.

— Vas-y Victor, le monsieur t’attend.

Le coiffeur renchérit avec une grosse voix en tapant le coussin du plat de la main :

— Victor ! Viens-là garçon !

Victor avança vers lui, d’un pas timide, quand il fut soulevé dans les airs par deux mains solides, puis déposé sur le siège qui rehaussé avait pris une allure de trône. Avec la blouse et la collerette, Victor ressemblait à un petit prince et parut lui-même surpris de son image qu’il découvrait dans le miroir. Par le biais de ce dernier, il me souriait et suivait avec intérêt le va-et-vient du coiffeur qui balayait le sol et préparait son matériel.

— On les coupe comment madame ?

— Court, mais pas trop s’il vous plaît. Aux ciseaux plutôt qu’à la tondeuse, je préfère.

— On y va mon garçon ?

Victor acquiesça. Le coiffeur lui mouilla les cheveux, lissa ses boucles et les premières mèches tombèrent à terre en formant des anneaux dorés sur le carrelage blanc. Sous la pression des doigts qui ordonnaient en silence, Victor inclinait la tête vers l’avant ou sur le côté sans quitter des yeux ni les ciseaux ni la tondeuse qui vint lui chatouiller la nuque et les oreilles, puis il reçut une noix de brillantine en un massage vigoureux.

En descendant du siège, il paraissait plus âgé et ne cessait de se toucher le crâne qui, délesté de sa crinière, lui offrait de nouvelles sensations. Je me baissai pour ramasser une mèche.

J’ouvris la porte et nous nous retrouvâmes sur le trottoir, avec l’impression confuse de revenir d’un voyage.

Victor

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